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Algérie : La Mort Silencieuse des Bars, Reflet d’une Société en Mutation

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Algérie : La Mort Silencieuse des Bars, Reflet d'une Société en Mutation

En Algérie, un phénomène discret mais profond se déroule sous nos yeux : la fermeture progressive des bars. Ces lieux de vie et de culture sont soumis à une double pression – celle des autorités et celle des groupes salafistes. Les bars, autrefois symboles de convivialité, sont en train de disparaître, modifiant irrémédiablement le paysage social et urbain du pays.

L’Extinction des Bars : Un Phénomène Alarmant

La fermeture des bars en Algérie n’est pas seulement une question de réglementation ou de plaintes. C’est le reflet d’une répression plus large qui touche le cœur de la vie sociale du pays. Entre 2005 et 2008, 2 116 bars ont été fermés, souvent sous la pression de groupes salafistes. À Béjaïa, vingt bars ont fermé en quinze ans, victimes d’une législation stricte et d’un environnement social hostile.

La fermeture du Café de France en 2019 illustre cette tendance. Ce bar, lieu de rencontre pour les artistes et les intellectuels, a fermé ses portes après l’expiration de sa licence, laissant un vide immense dans la communauté locale.

Les Justifications Officielles et les Réalités

Les fermetures de bars sont souvent justifiées par des incidents violents. En 2002, des bars à El Kala ont été attaqués après la mort d’une personne, entraînant une répression accrue. Mais ces mesures punitives masquent une réalité plus complexe. De nombreux gérants se sentent piégés par une législation rigide et une pression sociale croissante.

Adel Sayad, animateur radio et poète, a exprimé sa frustration dans une lettre au Premier ministre en 2017, dénonçant la fermeture des bars de Tébessa et le marché noir qui en résulte. « Une ville sans bar n’en est pas une », déclare-t-il. Cette situation pousse les consommateurs vers des buvettes clandestines où les prix sont exorbitants et les conditions d’hygiène douteuses.

L’Influence de l’Islamisme Radical

La montée de l’islamisme au début des années 1990 a marqué le début de la fin pour de nombreux bars. Incendies, attaques et répressions étaient courants sous la campagne de moralisation menée par le Front islamique du salut (FIS). En 2005, le ministre islamiste du Commerce, El Hachemi Djaâboub, a durci les règles d’octroi et de renouvellement des licences, intensifiant encore la fermeture des établissements.

Les autorités utilisent des infractions mineures, comme le non-respect des horaires, pour fermer les bars. Sans recours possible, ces décisions sont souvent définitives, transformant le paysage urbain et renforçant la clandestinité. Les échoppes de vins et liqueurs, ainsi que les restaurants et hôtels servant de l’alcool, ne sont pas épargnés.

Une Législation Contradictoire

Selon le décret n°62-147 du 28 décembre 1962, la consommation d’alcool est interdite aux Algériens de confession musulmane. Les contrevenants risquent des poursuites judiciaires. Pourtant, un commerce illégal prospère, en pleine vue des autorités. Des buvettes clandestines apparaissent aux abords des villes et villages, certaines continuant même à opérer pendant le Ramadan.

Cette répression contraste avec le chiffre d’affaires florissant de la production de vin par l’État, qui atteint environ 150 millions de dollars. Les tentatives du gouvernement de libéraliser le commerce de l’alcool, comme en 2013, ont été rapidement annulées sous la pression islamiste, illustrant les tensions internes au sein du pouvoir algérien.

Conséquences Sociales Imprévues

La fermeture des bars n’a pas éliminé les « fléaux sociaux » tels que la délinquance et la prostitution. Au contraire, elle a exacerbé des problèmes plus graves, comme le trafic de drogues. En 2020, l’Office national de lutte contre la drogue et la toxicomanie a recensé plus de 21 000 toxicomanes, dont près de la moitié sont des jeunes de 16 à 25 ans.

Le trafic de psychotropes est également en augmentation, posant un défi majeur aux autorités. Malgré les saisies régulières, ce problème persiste et s’aggrave. La réouverture des bars pourrait-elle aider à atténuer ce fléau ? Certains le pensent, voyant dans les bars non seulement des lieux de détente mais aussi des espaces de socialisation et de prévention des comportements déviants.

Témoignages : La Voix des Habitués

Rachid, enseignant à l’université, partage son désarroi : « Depuis la fermeture de Café de France, j’ai presque arrêté de fréquenter les bars. Les bars ont tendance à devenir des lieux de saoulerie et ne contribuent plus, comme avant, à tisser des liens d’amitié et d’échange. La culture du bar tend à disparaître chez nous, ce qui fait bien l’affaire des islamistes et du pouvoir qui, sur cette question, se rejoignent. »

Pour Adel Sayad, la fermeture des bars est un désastre social : « Chaque fois qu’un bar ou un débit de boissons ferme, c’est une buvette clandestine qui s’ouvre, où l’on nous revend la même boisson trois fois son prix. Les premiers bénéficiaires de ces fermetures sont les spéculateurs et les bandes de trafiquants qui tiennent le marché informel. »

L’Impasse Législative et Sociale

Les fermetures de bars illustrent une contradiction profonde dans la politique algérienne. D’un côté, le gouvernement s’efforce de moraliser la société, de l’autre, il permet à un marché noir de prospérer. Cette situation crée une tension sociale palpable et nourrit un ressentiment croissant parmi la population.

Les tentatives de réouverture, comme celles de 2013, se heurtent à une opposition islamiste farouche, laissant peu d’espoir de changement. Le Premier ministre Abdelmalek Sellal, en désavouant son ministre du Commerce Amara Benyounès, a montré les limites de la volonté politique face à la pression religieuse.

La disparition progressive des bars en Algérie est le reflet d’une société en mutation, où les forces de la tradition et de la modernité s’affrontent. Cette répression silencieuse des lieux de convivialité témoigne d’une lutte plus vaste entre un désir de contrôle moral et une aspiration à la liberté individuelle.

Les conséquences de cette fermeture ne sont pas seulement économiques ou sociales ; elles touchent au cœur même de la culture et de l’identité algériennes. Les bars, autrefois lieux de rencontres et d’échanges, symbolisent désormais un passé révolu et un présent incertain.

La réouverture des bars pourrait-elle apporter un souffle de liberté et de socialisation nécessaire à une société en quête d’équilibre ? Seul l’avenir le dira. Pour l’instant, la fermeture continue, laissant derrière elle un paysage de plus en plus déserté par les rires et les discussions animées qui faisaient autrefois le charme des villes algériennes.

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